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Entretien avec
Romeo Castellucci


Bruno Tackels : Si l'on r�fl�chit � la r�ception de vos spectacles en France, on s'aper�oit d'une situation assez particuli�re : d'un c�t� vous avez obtenu la reconnaissance de lieux importants, comme le festival d'Avignon, ainsi que la fid�lit� active de lieux comme le Maillon ou le Kunstfestival des arts � Bruxelles, mais de l'autre, on sent comme une sorte de timidit� des programmateurs, qui tient sans doute � la division massive du public que suscitent vos spectacles. Comment votre travail est-il recu en Italie? Connaissez-vous le m�me type de division et de rejet?

Romeo Catellucci : Nous pr�parons nos spectacles en Italie, dans la ville de Cesena, mais la plupart du temps, paradoxalement, la pr�sentation de notre travail se fait en dehors de l'Italie, ailleurs en Europe. Notre situation n'est pas mauvaise, loin de l�, et elle est en train de changer, gr�ce � nos relations avec les institutions culturelles. Mais il faut dire que la situation et la r�glementation des structures th��trales italiennes sont pour le moins paradoxales. Par exemple le travail que nous faisons � l'�tranger, dans toute l'Europe n'est pas reconnu en Italie. Cette situation s'explique par le pouvoir �norme de la bureaucratie, qui n'arrive jamais � suivre les d�cisions prises sur le plan politique. Et les politiciens eux-m�mes ne savent pas g�rer les richesses artistiques, ils n'ont pas de connaissances r�elles du travail qui se fait en Italie. Ceux qui d�cident de la politique culturelle basent leur travail de diffusion sur des choses tr�s conventionnelles et ils ne connaissent pas du tout les tendances nouvelles qui se dessinent dans la cr�ation.

B. T. : C'est comme s'il y avait deux vitesses, celle de l'Institution qui conserve certaines valeurs traditionnelles, et celle, plus souterraine, de cr�ateurs qui d�bordent l'Institution et rencontrent davantage le public italien.

R. C. : Oui, c'est assez juste. Mais il faut dire que le public est pr�t � recevoir ces formes qui d�jouent les conventions.

B. T. : Le public italien a l'air plus pr�t, ou davantage pr�par� qu'en France, o� les r�actions ont �t� prticuli�rement virulentes, du moins au festival d'Avignon.

R. C. : C'est vrai qu'il n'y a pas eu de r�actions aussi violentes � Rome, m�me si des gens sont sortis de la salle �galement. Il faut dire qu'� Rome, notre travail est connu d'un public depuis plus longtemps qu'� Avignon ou Strasbourg. Il est possible aussi que les r�ctions du public sont plus fortes � Avignon, parce que c'est un festival qui a une tradition forte et dominante, avec un poids p�dagogique tr�s perceptible. On sent que ce festival porte encore toute l'id�ologie de l'apr�s-guerre, contrairement � l'Italie, o� les institutions th��trales sont plus faibles et laissent donc plus de libert�. En revanche, elles sont beaucoup plus ignorantes et ne sont absolument pas pr�tes, intellecuellement et culturellement, � d�fendre de projets nouveaux. L'argent est distribu� selon une politique g�ographique, qui ob�it � des crit�res sociaux et territoriaux, voire politiques. La valeur artistique n'est pas du tout prise en compte. Les hommes politiques ont m�me invent� un terme tout droit sorti de Kafka, le �coefficient artistique�, qui montre bien que le seul crit�re de l'argent est l'argent, et pas la valeur de ce qui est au travail.

B. T. : En France, il y a un autre crit�re d�cisif, et pas forc�ment le meilleur, c'est la presse, qui peut, en fonction de ce qu'elle �crit, faire exister ou dispara�tre un projet de compagnie. Comment se passent les relations entre les artistes et la presse en Italie?

R. C. : L'influence de la presse n'est pas si grande chez nous. Il n'y a que quelques journaux qui ont un impact. Et ce n'est pas tant li� au journal qu'au critique dramatique qui a �crit le texte. Quand Franco Quadri �crit dans �La Republica�, tout le monde fait attention � son avis, il cr�e vraiment une opinion esth�tique ; si c'est un autre journaliste, personne n'y fait attention..Si Quadri �crivait dans �l'Unita�, les gens ach�teraient ce journal l� pour lire les textes de Quadri. Un autre critique important est Bartolucci, qui a beaucoup fait, avec Quadri, pour �d�provincialiser� l'Italie. Ils ont suivi tous les groupes artistiques des ann�es soixante-dix, ils ont fait conna�tre en Italie ce qui se passait d'important aux Etats-Unis et ont �t� de v�ritables guides dans le payasage artistique de l'�poque.

B. T. : Concernant ton propre parcours, quels ont �t� les chocs de th��tre qui t'ont fait voir sa n�cessit� pour toi, les empreintes fortes qui ont infl�chi et d�termin� ton travail?

R. C. : Je pense � deux exp�riences tr�s fortes dans mon adolescence. la premi�re est la mise en sc�ne de Richard III par Carmelo Bene. L'autre spectacle qui m'a marqu� est le travail d'une troupe de Florence, qui s'appelait �Il Carozzone�, plus connue sous le nom �I Magazzini criminale�. Leur spectacle, mis en sc�ne par Federico Tiezzi, s'appelait Punto di rottura (le point de rupture), c'�tait un travail fulgurant par la force qu'il dispensait. Ils d�finissaient eux-m�mes leur th��tre comme un travail �analytique existentiel�. Leur recherche provenait aussi des performances du �body art�. Voil� les deux faits marquants que je peux �voquer, mais je n'en vois pas d'autre.

B. T. : Quel cheminement as-tu suivi pour en venir � faire du th��tre? Au d�part, tu ne te destinais pas � cette forme artistique.

R. C. : J'�tais �tudiant � l'Acad�mie des Beaux-Arts de Bologne, ainsi que ma s�ur Claudia et ma femme Chiara Guidi. Nous venons d'un milieu tr�s diff�rent de celui du th��tre. Nos r�f�rences culturelles �taient li�es � la peinture, en particulier � l'art contemporain. Du coup nous avons �t� re�us dans le monde du th��tre avec une certaine suspi�ion, un peu comme un corps �tranger. C'est d'ailleurs gr�ce au critique dont je parlais tout � l'heure, Bartolucci, que nous avons �t� remarqu�s et que nous avons pu commencer � travailler � Rome. A cette �poque, Rome �tait vraiment la r�f�rence th��trale. Tout ce qui se passait d'important, dans les arts vivants comme dans les arts plastiques, �tait � Rome. C'est �galement dans cette ville que se faisaient conna�tre les exp�riences �trang�res, notamment am�ricaines. Aujourd'hui, c'est devenu une ville impossible, une ville lourde et atavique, qui n'est plus attentive � la culture. Elle est retourn�e � son ancienne provincialit� et se moule enti�rement dans des formes mus�ales. C'est une vieille ville qui se maquille pour son jubil�. M�me les partis de gauche sont enti�rement mobilis�s par cette f�te religieuse, qui est en fait purement commerciale. C'est totalement obsc�ne de voir que partout, depuis Berlusconi, la logique spectaculaire tient lieu de politique. La gauche d�fend la m�me politique que les partis de droite, avec plus de petitesse et de mesquinerie � ce qui lui a d'ailleurs fait perdre beaucoup de voix. Que ce soit dans le domaine social ou en politique �trang�re, en particulier en Ex-Yougoslavie, ses choix sont partout desastreux, avec l'hypocrisie en plus. S'engager en politique est une impasse totale aujourd'hui. La politique n'a plus aucun sens. Il faut la r�inventer. Dans La Soci�t� du Spectacle, Guy Debord consid�rait le syst�me italien comme un interm�diaire entre le bloc sovi�tique centralis� et le bloc imp�rialiste am�ricain. Mais depuis que le chef de gouvernement est un chef de t�l�vision, c'est un v�ritable chaos dans lequel la politique n'existe plus. Seul r�gne le spectaculaire.

B. T. : Dans cette grande d�b�cle g�n�rale, est-ce qu'il existe malgr� tout quelques il�ts de r�sistance, comme on a pu le voir en France pour la Bosnie, les sans-papiers ou les comit�s de ch�meurs?

R. C. : Pratiquement pas. Il faut admettre que les catholiques font un travail de fond, tr�s organis�, tr�s structur�, notamment sur le plan humanitaire � m�me l'extr�me-gauche le reconna�t. Il existe quelques mouvements militants, mais ils sont minuscules et n'ont pas d'impact sur les gens, comme on a pu le voir en France avec les sans-papiers de l'Eglise Saint-Bernard. La classe politique italienne suspecte ces groupes et leur emp�che tout acc�s � la m�diatisation.

B. T. : Pour revenir � l'origine plastique de ton travail th��tral, qu'est-ce qui a rendu n�cessaire le passage � la forme sc�nique? Qu'est-ce qui t'as pouss� � passer de deux dimensions � trois? Comment en es-tu venu � travailler avec ces mat�riaux sensibles que sont les corps, humains et animaux? De la m�me fa�on, dans tes spectacles, on ne peut pas dire qu'il s'agirait juste de performances. Il y a sur ton plateau la pr�sence affich�e d'une narration. Ton th��tre est tr�s fortement narratif. Qu'il s'agisse de l'Orestie, de Gulio Cesare ou du Voyage au bout de la nuit, il y a dans les trois cas une r�f�rence fid�le et explicite � des �crivains qui racontaient des histoires, avec la nette volont� de les voir jou�es. Tes spectacles respectent parfaitement cette attente, puisqu'ils donnent � voir l'histoire, et c'est en ce sens ils sont �minnement th��traux.

R. C. : Plus que le terme d'histoire, je pr�f�re le mot de drame. Nous n'avons jamais vraiment voulu travailler sur la narration, si on entend par ce mot la volont� de repr�senter et d'illustrer une histoire. La narration implique une illustration qui �claircit l'histoire. Notre travail cherche plut�t � donner corps � un drame. Quant � savoir ce qui nous a pouss� vers le th��tre, je ne le sais pas. Je crois plut�t qu'on est tomb� dedans sans l'avoir vraiment d�cid�. Pour nous le th��tre a toujours �t� un esp�ce de jeu, depuis l'enfance. Encore aujourd'hui, quand le travail se passe bien, j'�clate de rire. Il y a d'abord cette id�e que le th��tre est un divertissement, m�me si ce n'est pas franchement dr�le. Le rire est une d�charge nerveuse, un �clat qui anticipe sur la mort et qui prot�ge de la mort. Cette relation entre le rire et la mort a �t� mise en �vidence par des structuralistes comme levi-Strauss ou Propp. Walter Benjamin parle aussi de l'importance de la com�die � l'int�rieur de la t�tralogie grecque. Aux trois trag�dies faisait face une com�die, drame satyrique ou farce. Cette com�die �tait absolument n�cessaire pour contrer la catharsis manqu�e dans le drame. Contre Aristote, Benjamin pensait que la trag�die manquait la catharsis. La com�die permet cet immense �clat de rire qui va r�soudre la tension nerveuse et hyst�rique, biologique et sociale qui s'est accumul�e dans la trag�die. Ce rire permet la catharsis de la trag�die, et non dans la trag�die. C'est une lib�ration �de� la trag�die elle-m�me, et non �dans� la trag�die. Cette vision est tout � fait anti-aristot�licienne.
Sans doute Aristote est le seul a parler de cette question de la catharsis, mais il reste ambigu, parce qu'il ne dit jamais qui est affect� par la catharsis, le h�ros ou le spectateur. Il est vrai qu'il en parle � une �poque o� la trag�die a d�j� disparu � Euripe, le dernier des tragiques est d�j� mort. Si l'on remarque bien, qu'il s'agisse d'�dipe ou d'Oreste, les h�ros de trag�dies, au moment du pr�tendu d�nouement, ne sont pas lib�r�s de leur poids tragique. Quand Oreste se pr�sente devant l'a�ropage pour �tre jug�, les voix pour et contre sont � �galit�. Et ce n'est que l'intervention de la d�esse Ath�na qui va lui donner la libert�. Il s'agit d'un �truc�, qui ne r�soud rien. M�me libre, il n'en sera pas pour autant lib�r� et purifi�. D'un point de vue social, pour le public de l'�poque, la fin d'Oreste ne peut pas appara�tre comme une lib�ration. C'est donc la pr�sence de la farce qui offre la structure rituelle authentique capable de susciter cette lib�ration. Cette structure rituelle authentique ne se trouve pas � l'�uvre � l'int�rieur de chaque trag�die et de chacun de ses personnages. Elle ne se d�gage qu'en envisageant la macro-structure de l'agon (conflit) dramatique, le plan global de la t�tralogie, trois trag�die suivies d'une com�die. Pour les concours, chacun des auteurs devait donner la structure globale du conflit, en pr�parant trois trag�dies et une com�die. C'est ici que l'on comprend les rapports �troits du th��tre avec le sport, qui est n� comme �laboration du deuil.

B. T. : D'apr�s cette conception, le th��tre expose de mani�re dramatique, tensionnelle et tendue, une situation qu'il ne va pas r�soudre directement. C'est exactement ce que tu fais dans tes spectacles. Et c'est probablement l� que certains spectateurs sont, au sens propre, choqu�s par ce qu'ils voient. En aucune mani�re tu ne dis : Celine est un salaud, Celine a raison, Celine exag�re, etc�

R. C. : Le th��tre qui essaie de produire de la r�solution est inacceptable. Il me donne l'impression d'�tre encore � l'�cole. C'est m�me pire, parce que ce type de th��tre voudrait nous faire croire qu'il dit la v�rit�. M�me Brecht est tomb� dans ce travers et cette pr�tention dogmatiques. Il est beaucoup plus juste pour le th��tre de laisser passer une inqui�tude. C'est pr�f�rable parce qu'on demande alors aux gens qui y assistent de continuer l'histoire, de produire la part qui manque.

B. T. : Face � cette mani�re de faire le th��tre, il faut bien reconna�tre que le Voyage au bout de la nuit a �t�, pour certains spectateurs, un rendez-vous manqu�. Beaucoup de spectateurs ne viennent pas au th��tre pour travailler et inventer cette part manquante.

R. C. : Non, ils viennent pour reconna�tre ce qu'ils connaissent d�j� et pour �tre intellectuellement consol�s. Cela devrait s'arr�ter avec l'�cole o� l'on reconna�t ce qu'on d�sire voir. Ce type de consolation produit de l'inertie, un mar�cage d'eaux mortes pour la pens�e, alors que l'exp�rience th��trale doit �tre un voyage, un chemin vers l'inconnu. C'est une aventure.

B. T. : La distinction que tu viens de faire entre ces deux attitudes face au th��tre se retrouve �galement dans le travail des critiques dramatiques. Il y a ceux qui acceptent de mettre des mots sur l'inconnu, et ceux qui le refusent paresseusement. C'est notamment le cas de journalistes comme Fabienne Pascaud, qui d�non�ait dans le T�l�rama du 28 juillet 1999 �les �lucubrations �faussement avant-gardistes, vraiment pr�tentieuses et stupides� du Voyage au bout de la nuit. De tels jugements � l'emporte-pi�ce expriment la peur de ne pas reconna�tre et identifier ce que l'on voit - d'o� la r�f�rence (sans fondement) aux avant-gardes. Et puis il y a cette incroyable manque d'humilit� dans la fa�on de g�n�raliser une perception singuli�re : �on ne supporte plus les �lucubrations faussement avant-gardistes�. Au nom de quelle pr�tendue sup�riorit� une critique peut-elle nous impliquer, par ce �on� m�diocre, dans ses propres limites (qui pourraient �tre belles, si elles �taient reconnues pour ce qu'elles sont, les limites de tout regard) ?

R. C. : Le terme d'�avant-garde� n'a vraiment aucun sens pour d�finir notre travail. L'avant-garde est une sorte de croyance invers�e, qui a besoin des choses du pass� pour pouvoir vivre. Le probl�me de ce genre de formules critiques est qu'elles restent vagues et g�n�rales. De quelles avant-gardes parle-t-elle. A quels spectacles fait-elle r�f�rence. De quels artistes s'agit-il? Bob Wilson? Ou les avant-gardes europ�ennes? Il faudrait un long d�bat pour pouvoir �tayer s�rieusement ce genre de jugements critiques. Il y a l� une m�diocrit� scandaleuse qui rend les gens paresseux.

B. T. : Il est clair que l'article le plus intelligent sur le spectacle a �t� �crit par Fr�d�ric Ferney dans le Figaro.

R. C. : C'est vrai.
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