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Clinique de l'apocalypse
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à propos du Voyage au bout
de la nuit
de la Societas Raffaello Sanzio
Festival d'Avignon 1999. La Societas Raffaello
Sanzio est de retour. Apr�s leur Gulio Cesare calcin� (d'apr�s Shakespeare),
ils pr�sentent un Voyage au bout de la nuit volcanique (d'apr�s Celine).
Premi�re repr�sentation chaloup�e, voire sismique, hier soir dans la cour bien
lisse du Lyc�e Saint-Joseph.Voyage au pays des secousses. Le th��tre � nouveau,
comme il sait (encore) le faire, inventait la forme sensible d'une id�e pour
l'humanit�. Tous ne savaient pas l'entendre, cette id�e devenue sensible dans
ses corps bouscul�s. C'est d'ailleurs normal, qu'ils n'entendent pas tr�s bien.
Cela s'apprend, ou s'entretient.
***
Un cheval couch� ronfle. De longues respirations
emp�ch�es qui virent au spasme douloureux. Son souffle ne cesse de se d�rythmer
- un haletement pour la survie. Une agonie de corps qui voudrait vivre encore.
Un souffle qui essaie de parcourir � nouveau le flanc couch� de la b�te.
C'est la b�te qui ouvre le concert. La plus noble de toutes, le cheval, servant
de toutes les causes humaines, jusqu'au pire de leur absence d'humanit�. La
b�te expire - c'est imminent. Maitenant vient la veill�e pour honorer son agonie.
Sans pathos, une c�r�monie r�duite au minimum. Cinq femmes et hommes qui sont
venus accompagner de leur chant la mort qui vient.
Qui est cet animal? Qui est ce gisant? D'o� vient-il? Quelle est la bataille
qu'il vient nous rappeler? Pour qui donc est-il tomb�? De quelle histoire, non
livr�e, vient-il par ses r�les t�moigner? Assez vite, il devient clair qu'il
dit l'histoire de France, la fable d'une contr�e appel�e France. C'est la France
� terre qui va mourir, ventre � terre - � moins que ce ne soit un rat. Ses derniers
souffles donn�s � voir. La France, �entit� chevaleresque�, dit Celine, �dangereusement
bless�e�, dit Celine, li�e �irr�sistiblement � mes tripes�, dit Celine, qui
en sait un bout sur les entrailles, tiraillements de l'homme.
La b�te souffle encore. Elle ne nous �pargne rien de son combat. Elle tire encore
sur ce qui lui reste de forces. Le chant s'efforce de suivre sa lutte. Il attend,
il sait l'in�luctable sortie. Il attend. Rien ne presse. Le chant dernier comme
un hommage discret. Ils chantent, les cinq, hommes et femmes, derri�re la table
de lecture. Ils disent les mots du dernier voyage. Ils disent les mots de Celine
- ce qui est fort diff�rent de tout ce qui s'approcherait de la moindre vell�it�
de figurer-repr�senter-th��tralement-le-roman-de-Celine. Les cinq qui chantent
nous disent clairement qu'ils ne peuvent pas le faire : aucun sens � vouloir
faire appara�tre sur le plateau du th��tre ce que Celine �crit dans son Voyage
au bout de la nuit. ce serait l� projet suicidaire, un terrible deni du
th��tre. Mais dire les mots de Celine, les dire pour en dire l'essentiel, la
teneur profonde, faire parler d'eux le flux mauvais, tourment�, de leur danse
- l� peut na�tre la force ultime de la sc�ne et des corps qui la servent.
Ils continuent le chant, les cinq, hommes et femmes, derri�re la table d'�criture.
Ils ont le courage de parler de l'histoire agonisante de la France. Ils accomplissent
les actes n�cessaires pour que la veill�e s'accomplisse. Le cheval s'est tu.
M�me pas de sang (tradition th��trale respect�e). Plus rien ne bouge. Drapeau
de France pour couvrir la d�pouille. Corps mort au combat qui n'�pargne rien.
Reste les monstres ordinaires qui continuent leur besogne, et le chant qui suit,
et les corps qui suintent.
Mort le cheval, il faudra bien se mettre � t�moigner, dire l'histoire qui a
eu lieu, quoi qu'il arrive, hors de toute convenance. Histoire de France,
crasseuse histoire d'un pays rendu ivre de libert�, aveugl� par ses combats
pour cette civilisation qui le rendait barbare. Deux �crans suspendus dans le
ciel s'animent, comme les yeux d'un monstre marin. Les images projet�es vont
parler pour le cadavre, dire le cadavre et ses �c�urements, ses espoirs fous,
de ceux qui ont nourri un peuple avant de le faire sombrer. Ce sont des images
qui viennent du debut de notre si�cle, des images de l'origine du cin�matographe.
Il y a aussi des images d'aujourd'hui, des images d'apr�s toute origine. Des
images, de la guerre � la paix, toutes prises dans la violence d'une �poque
incapable de concessions.
C'est la guerre, la grande, c'est elle qui ouvre le bal. La danse sanglante
de tous nos sacrifices. Cheval scarrifi�, terre pi�tin�e par les tueurs sans
nom de nos arm�es aserment�es. Revient le cheval, plus tard, celui d'un peintre
d'Espagne qui n'est jamais revenu du bombardement de Guernica. Nouvel effondrement
du cheval. Sur l'�cran il revit ses derniers instants. Ad libitum. Des
hommes le charrient avec des cordes pour d�gager la route. Place aux massacres.
Sur l'autre �cran, c'est un homme qui court, ad libitum, il court sans
avancer, de dos, il n'avance pas. Une entaille profonde le coupe en deux, du
cr�ne au fessier. La musique suit son enivrement mortel. Il court sans fin,
machinalement, coup� en deux. Ad libitum. On pense � l'actionniste viennois
G�nter Brus qui se promenait dans Vienne, peint en blanc, entaill� de la t�te
au pied.
On distingue maintenant une flaque de lumi�re, discr�te, au lointain, faible
nappe qui sourd au sol, en dessous du flot des sons, des images. Un homme la
traverse doucement. Il fixe le fond de la sc�ne, comme s'il appelait quelqu'un
- une invite � venir le rejoindre sur sc�ne. Personne ne vient.
Nouveau tableau. C'est un bordel du d�but de ce si�cle. Deux femmes se d�shabillent.
Elles s'aident. Elles se touchent le sexe, elles se frottent comme deux chats
qui se cherchent. Un homme entre dans la danse, il caresse, il l�che, fondu
dans les plis arrondis de leur chair. On entend, muet, le d�sir qui enfle violemment.
Au fond, de nouveau la flaque de lumi�re. Deux femmes-ombres dansent petitement
quelques pas. Juste une esquisse et disparaissent. Sur l'�cran, un chat, �il
de chat, vulve, �il, vulve � nouveau, corps m�l�s de d�sir. On pense � l'Histoire
de l'�il, � Georges Bataille. Il y a un trouble r�el � voir ces images grav�es
de l'�rotique de nos grands-p�res.
C'est maintenant l'Afrique. Autre terre : Congo. Autres rythmes, sourds, qui
progressent en rampant. Danger de mort partout dans l'air. C'est le combat du
jour et de l'ombre, combat des colonies. Hommes, b�tes, spectres, battements,
corps foul�s aux pieds. Corps noirs, �peaux de boudin� qui battent le tam-tam.
Ou corps noirs qui battent � mort d'autres corps noirs. On voit bien la bastonnade
film�e � travers des jambes blanches. Des jambes de blanc, vraissemblablement
celles de l'homme qui a command� la mise � mort. On pense aux rituels sacrificiels,
on pense � Jean Rouch, bien avant Jean Rouch, la mise en sc�ne du meurtre africain
ritualis� par ses bourreaux. Ma�tres-fous de toujours.
Retour au pays des assassins blancs qui ont su y faire aussi chez eux. Monde
Am�rique des industries carnassi�res. Une silhouette cern�e de tubulures, pr�te
pour l'�chafaud, avec ses dents pour laminer. La denture s'anime m�caniquement
et devient cavalcade d�sesp�r�e. Le cheval est devenu machine � tuer. Des dizaines
de pattes en fer se d�ploient et arpentent la sc�ne. Leur pas sonoris� m�tallisent
le bois du plateau. Les sons martel�s gagnent tout l'espace. On ne voit
plus qu'eux. Vision clinique de nos apocalypses.
Apaisement. France de la paix, dit-on. Celine
sur l'�cran. Il parle, il vitup�re. Seul le perroquet semble �pargn�. Celine
parle mais ne dit rien. Sa langue est comme vid�e, elle se d�fait de tout sens,
b�gaie, saisie d'aphasie. Puis c'est le ciel qui blanchit, la f�te des Batignolles,
les feux d'artifices qui jouent aux bombardements. Ou l'inverse. Noir.
Arriv�e de Celine, sur le plateau du th��tre
- unique moment d'incarnation -, avec son perroquet. Pour le crachat ultime.
Fin du chant.
***
�On est retourn� chacun dans la guerre.
Et puis il s'est pass� des choses et encore des choses, qu'il n'est pas facile
de raconter � pr�sent, � cause que ceux d'aujourd'hui ne les comprendraient
d�j� plus.� (Louis-Ferdinand Celine).
***
Post-scriptum : Scandale. On aurait assist�
� un scandale le soir de la premi�re repr�sentation avignonnaise du Voyage
au bout de la nuit. Ce qui s'est pass� me fait plut�t penser � une �bronca�,
la condamnation du torrero par le public quand la mise � mort de l'animal ne
s'est pas faite selon les r�gles prescrites. On ne peut pas contester que ce
�voyage� d�sob�it aux lois du genre. En m�lant les formes de cette fa�on, les
r�gles se t�l�scopent et s'interdisent. Le th��tre est emp�ch� par la musique
qui sort de ses gonds et affole le flux serr� des images. Sans aucune redondance.
Juste un jeu calcul� de correspondances impr�vues. Voil� l'insupportable : la
ma�trise parfaite des r�gles du plateau produit une histoire (la n�tre), qui
d�borde la loi et laisse derri�re elle un monde d�sol�. En loques. C'est l'unique
question du th��tre : comment t�moigner de la d�solation? La Societas Raffaello
Sanzio ne contourne pas cette question. Ils assument de ne pas repr�senter le
roman, parce qu'ils savent que cette �criture est ob-sc�ne, hors de la sc�ne,
et du mauvais c�t� de la sc�ne, qui plus est. Pour en faire th��tre, il faut
donc trouver la traduction juste qui puisse parler la langue de la sc�ne.
Restituer la �teneur de v�rit� du roman de Celine. Ce qui veut dire
: trouver les ressorts de l'�criture, repartir de l'impulsion qui agit le roman.
Cette impulsion se condense dans un mot : la d�testation. La Societas
a r�ussi le tour de force de mettre en sc�ne la d�testation �de� Celine. Le
r�sultat est �pre, sans concession, d�testable - et l'on comprend (un
peu) mieux la �r�action� d'une partie du public qui s'�tonnait, en mal d'identification,
de ne pas retrouver son Celine. C'est qu'il est facile, toujours possible
et facile de �panth�oniser� un �crivain, m�me ceux qui semblent r�sister � toutes
les mises en ordre. Celine est devenu un classique, et pour beaucoup, cela veut
dire qu'il n'est pas pensable de regarder en face ce qu'il est : un �crivain
de la d�testation, un homme qui a fait de la haine le moteur de son �criture,
jusqu'� sa propre existence, in�xorablement tiss�e dans ce qu'il �crit. Ceux
qui ont hu� et emp�ch� le spectacle des Castellucci refusaient de voir
Celine, avec ces m�mes moyens que pr�conisaient Celine : la d�testation. Et
dire qu'ils refusaient de regarder Celine en face n'est m�me pas de l'ordre
d'une m�taphore : en hurlant � la fin suppos�e du spectacle, ils perturbaient
l'ultime sc�ne de la pi�ce, l'unique sc�ne proprement th��trale : l'arriv�e
sur sc�ne du spectre de Celine, incarnation de l'�crivain et de son perroquet
f�tiche. Du m�me coup, c'est Celine en personne que les spectateurs violent�s
conspuaient. L'un d'eux, qui s'�tait plaint tout au long du spectacle d'�tre
devant sa t�l�vision, est sorti en insultant le plateau (donc Celine�) : �bande
de savants�. Cruelle ironie, qui devrait le mettre d�finitivement en col�re.
Mais en y r�fl�chissant bien, il n'est pas s�r
que cette col�re soit seulement le r�sultat de l'aveuglement face � ce qu'est
l'�criture de Celine. On peut m�me dire qu'il est rassurant de n'�tre pas apais�
quand on vit ce �voyage��
© 2001 - bruno
tackels & [sprechgesang]
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