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Voyage au bout de l'autre


Journal de Cesena
27-30 avril 2000

Prologue

Depuis pr�s de vingt ans, la Soci�tas Raffaello Sanzio fabrique, de toutes pi�ces, d'incroyables f�eries pour la sc�ne th��trale. Peu visibles en Italie, de plus attendues sur les sc�nes europ�ennes, leurs cr�ations traduisent un v�ritable renouveau dans l'acte de la sc�ne. C'est dans la petite ville Cesena, � soixante kilom�tres de Bologne que s'�labore le travail �int�gral� de cette troupe artisanale qui r�invente, de spectacle en spectacle, le geste th��tral depuis ses commencements. Le b�timent est une ancienne �cole de ferronnerie, la bien nomm�e. Il s'appelle Teatro Comandini. Une plong�es dans les terres caverneuses des mythes enfouis : l'Orestie, Jules Cesar, La Gen�se. Ou un peu plus �loign� de nous, Isis et osiris en Egypte, Gilgamesh en M�sopotamie : Isis. D�s le d�but des ann�es quatre-vingt, le noyau fondateur des Castelluci traduit les forces imaginaires de leur univers plastique dans l'�l�ment de la sc�ne. Une sc�ne travaill�e � la masse, comme une pi�ce de m�tal. Bruts et grossiers dans les mati�res travers�es, les spectacles de la Soci�tas sortent avec la force claire du diamant.

D�s le d�but des ann�es 90 s'engage une s�rie de spectacles �pour� enfants. Le terme est impropre. Il faut lui pr�f�rer celui, beaucoup plus ouvert, de �th��tre enfantin�. A leur r�pertoire, on retrouve les contes arch�typaux de l'enfance : Les fables d'Esope, Hansel et Gretel, Le Petit Poucet, Peau d'�ne. Cette exploration des premi�res terres du th��tre devait n�cessairement passer par l'exp�rience de l'�cole. Pendant trois ans, de 1995 � 1997, la Soci�tas Raffaello Sanzio a d�chiffr� l'espace d'une �cole exp�rimentale de th��tre �pour� les enfants, sous la conduite de Chiara Guidi. Il ne s'agissait pas d'un atelier de formation tel qu'on peut le concevoir dans la p�dagogie ambiante. Encore moins d'un cours d'art dramatique. L'objectif �tait d'�laborer un laboratoire qui ram�ne le th��tre � ses enjeux essentiels : faire (faire) une exp�rience, amener des enfants � faire la d�couverte de leur propre imaginaire, par la travers�e commune d'un espace �fabuleux�. Le travail propos� n'a donc rien � voir avec des exercices d'expression corporelle livr�s � la solitude d'un corps m�canis�. Ici, les enfants �sont immerg�s dans un monde totalement coup� de la r�alit� ext�rieure. C'est seuls que les enfants frachissait la lourde porte de m�tal. Dans ce monde, aucun parent, aucun adultes n'est jamais rentr�, � part Chiara et ses assistantes. Apprendre ensemble la solitude � �cole d'humanit�.

Le spectacle relat� dans le journal qui suit provient directement de l'exp�rience men�e dans �l'�cole de th��tre enfantin�. Les enfants ne sont pas les m�mes, bien s�r, mais la structure et le cadre restent fid�les au projet initial. Le spectacle est propos� � toutes les classes d'�coles primaires du district. A raison de deux par matin�es, les classes viennent au Teatro Comandini avec l'id�e de voir un spectacle-pour-les-enfants. Dix minutes plus tard, ce sont les enfants qui sont en train de faire le spectacle. la classe est devenue th��tre.

Cette exp�rience de th��tre enfantin pr�sente de r�elles affinit�s avec les r�flexions de Walter Benjamin sur �le th��tre pour enfants prol�tarien� � affinit�s que la Soci�tas assume explicitement. Il nous a donc paru judicieux de compl�ter cette r�flexion sur l'apprentissage en publiant quelques pages arrach�es au texte de Benjamin : Programme pour un th��tre d'enfants prol�tarien.
Le 28 avril

En arrivant devant le th��tre de la Soci�tas Raffaello Sanzio, on ne lit qu'un seul mot, grav� sur une petite plaque de marbre : Teatro. Une enseigne qui ram�ne aux arts et aux m�tiers, bien avant les mythologies de l'artiste cr�ateur. Teatro. L'annonce a le m�rite de la clart� : l'activit� th��trale ramen�e � sa plus simple expression, en dehors de toute instrumentalisation ext�rieure. Ici, une maison o� se fabrique du th��tre. La formule redonne au th��tre sa dignit� initiale : une activit� artisanale parmi d'autres, un �change avec d'autres hommes de la ville, ou d'autres villes. Au dix-neuvi�me si�cle, le b�timent abritait une �cole de ferronnerie. Sous le plateau du th��tre, dorment les vestiges d'une ville enfouie.

Arriv� � Cesena, on m'avait pr�venu : �Demain, la repr�sentation� de l'Epreuve d'un autre monde est � 9 heures trente�. Indication banale, en apparence. Mais dans le th��tre de la Soci�tas, les apparences sont particuli�rement trompeuses. Le spectacle a souvent lieu derri�re les apparences. C'est un monde � l'envers : la repr�sentation n'a pas lieu en soir�e, mais � neuf heures du matin � un monde � l'envers, comme souvent dans les spectacles des Castellucci.

Neuf heures vingt. Arrive le public. Aujourd'hui ils sont trente et un � faire l'�preuve de cet autre monde. Ils ont entre six et huit ans. L� encore, les choses vont vite s'inverser. Les enfants apprenent que maintenant le destin est entre leurs mains. Une� fois les manteaux d�pos�s dans le hall, ils gagnent un sas o� pendent des dizaines de tuniques. En quelques secondes, dans un indescriptible brouhaha (piaillements des enfants, cris surench�rissant des ma�tresses), ils quittent leur allure urbaine pour endosser la vesture n�cessaire au passage dans l'autre monde : tuniques blanches qui descendent jusqu'aux mollets et petites cagoules de lutins, une forme partag�e par tous pour gagner la rive d'en face.
***
(Une question qui passe derri�re moi : pourquoi cet uniforme qui les rend tous identiques � anonymes et neutres ? Contre-question : chaque �tre partage des sensations avec tous les autres, comme le r�ve. Les hommes ne se ressemblent-ils pas quand ils r�vent ? Mais chacun n'en r�ve pas moins seul, et singulier. Dans leur �costume�, pr�ts � agir, les enfants sont comme d�propri�s de ce qu'ils ont l'habitude d'�tre socialement. Ils vont �tre, l'espace d'une heure de repr�sentation, d�barrass�s des scories d'un monde qui brouille l'essentiel : la possibilit� de l'acte libre.)
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A ce stade de leur �pr�paration�, au milieu des cris d'enfants surchauff�s, dans le hall, le �spectateur� adulte que je suis se demande encore comment va se passer la cohabitation avec ce curieux public drap� de blanc et visiblement en train de passer dans le r�gime de l'acteur. Quel dispositif spatial va se mettre en place, dans le droit fil de ce troublant pr�ambule? La question s'estompe rapidement quand on m'indique la place d'o� nous verrons le spectacle, avec les trois institutrices accompagnatrices. Elles ont �t� rapidement �cart�es de la �garde� des enfants. Malgr� les formes mises, je lis sur leur visage que cette s�paration non pr�vue les contrarie. Nous p�n�trons dans une pi�ce de six m�tres sur huit, presque enti�rement occup�e par une grande coupole en carton. La paroi est perc�e de six hublots recouverts de tulle qui permettent de voir � l'int�rieur. C'est une sorte de igloo de fortune dont l'int�rieur est enti�rement peint en blanc. Nous nous trouvons donc � l'ext�rieur de l'action, mais pas comme spectateurs, plut�t comme observateurs de l'action qui va se jouer � l'int�rieur entre les acteurs et les enfants. Debout les adultes se trouvent dans l'inconfortable posture du voyeur ou de l'�espion�, voyant sans �tre vus.

La coupole s'emplit peu � peu de fum�e. Dans la p�nombre on distingue un lit massif, blanc lui aussi, surmont� d'une ample mousticaire. Des draps �pais d�borde un corps riv�, comme prisonnier de la mati�re. C'est la reine de ce monde, vieille et malade, victime d'un sortil�ge qui lui a ravi jeunesse et beaut�. Elle partage sa captivit� avec trois colombes qui sont parties pour habiter l� l'�ternit�. Par un petit goulot, arriv�e des enfants v�tus de blanc. Press�s devant le lit, ils apprennent par les serviteurs de la reine qu'un mage malfaisant lui a vol� le secret de sa jeunesse. Les trente petits lutins sont charg�s d'une mission : capturer le mage et retrouver l'animal magique qui rendra vie � la reine. L'histoire n'est pas loin de la belle au bois dormant. Le voyage peut commencer.

Les enfants quittent la chambre royale par un boyau qui part du fond de la coupole, et partent � la recherche du mage mal�fique. Ils passent dans un espace plus ouvert, de plafond assez bas � la salle basse d'un des palais de l'Alhambra de Grenade. Les quatre espions que nous sommes quittent les hublots pour s'asseoir � hauteur d'une ouverture m�nag�e dans le mur. Peu de lumi�re encore, mais d�j� la sensation que tout dans l'espace sera deblanc. Les serviteurs de la reine rassemblent les enfants, assis sur des cousins de lin, autour d'une table basse pleine de livres. Le mage est invisible. La seule fa�on de l'identifier est de reconna�tre les sons qui accompagnent ses passages (dans une maison, un bois, une rue, �). Les enfants doivent le cerner en devinant les sons qu'il produit. Au terme de cette premi�re recherche, il s'agit de le combattre frontalement et de le capturer. Il ne tarde pas � appara�tre au loin, en transparence, derri�re l'un des murs de l'espace. Pris dans une lumi�re crue, il ressemble � un ange d�chu, inqui�tant et fascinant � la fois. Commence alors un vertigineux combat avec le mage, stylis� dans une danse tourbillonnante. Pris dans une rythmique � consonnance africaine, les enfants imitent les pas et les gestes du mage. Epuis�, il finit par �tre baillonn� et accepte de rendre l'animal magique de la reine. Surgit alors Corsario, le majestueux cheval aux mille pas de danse qui ne tarde pas � rejoindre le lit royal. Les enfants repassent dans la coupole et d�couvre la reine, dans la beaut� de ses vingt ans, juch�e sur les flancs du beau Corsario. Retour dans les �loges�, l'�preuve est termin�e. Les enfants quittent l'autre monde, ils retrouvent leurs cris et leurs ma�tresses pour rentrer � l'�cole.
Le 29 avril

Sortant du spectacle (le mot ne va pas, mais je n'en vois pas d'autres pour le moment), il faut commencer par se r�habituer � la r�alit�. apprendre � quitter cette esp�ce de douceur qui baigne l'espace et le temps depuis une heure � qui pourrait n'�tre qu'une minute ou trois jours.

L'enjeu essentiel de cette exp�rience est de faire faire. Donner � un groupe d'enfants la possibilit� de faire : faire sentir, faire entendre, faire voir, faire choisir. Pour y arriver, il faut donner lieu, m�nager de l'espace, avec tout ce qu'il implique, avec tout ce qu'il exprime : sons, toucher, odeurs, fum�es, lumi�res, transparences, ombres � tous les proc�d�s ancestraux de l'apparition disparition sans lesquels jamais les enfants ne se donneraient pleinement au jeu. La d�territorialisation n'est pas simplement physique. C'est d'abord le souci de l'espace qui permet que s'engagent le jeu et l'action des enfants. Jamais, � ma connaissance, l'exp�rience th��trale n'avait aussi clairement d�jou� le double pi�ge du spectacle-pour-enfant et de l'atelier-p�dagogique-au-service-des-enfants. �L'Epreuve d'un autre monde� donnent aux enfant la libert� majectueuse de vivre et de se d�velopper selon des lois qui lui sont propres : �L'enfant vit dans son univers tel un dictateur.� (Walter Benjamin) Le plus impressionnant pour celui qui regarde dans les hublots de ce �laboratoire�, c'est le double mouvement d'une tr�s forte contrainte et d'une immense libert� de jeu.

De jour en jour, j'assiste � des repr�sentations tr�s diff�rentes. Les variations tiennent beaucoup � la nature des classes (elles viennent de tout le district de la ville), � l'�ge des enfants (huit ans appara�t comme l'�ge le plus juste), � la pr�paration au spectacle faite par les institutrices. Ce matin, la classe que j'ai pu regard�e jouer �tait visiblement terroris�e. Les enfants avaient pourtant neuf, dix ans. En g�n�ral, on m'explique que la peur les engage davantage dans l'action. Apr�s un premier mouvement de recul, l'inqui�tude devient volont� d'agir. Claudia Castellucci, qui joue le mage, me racontait que lorsque les enfants ont particuli�rement peur, ils ont tendance � la frapper plus violemment pendant la danse et la capture. Mais ce matin le groupe reste curieusement l�che et dissolu. Ils montrent tr�s peu d'app�tit mim�tique durant la cavalcade. Il est �trange en effet de voir que malgr� la r�pulsion provoqu�e par le mage, les enfants l'imitent avec une �vidence d�concertante. Comme si l'imitation ne pouvait s'�tablir sans en passer par un rapport de haine.

Apr�s le spectacle, parcourant l'espace de jeu, je me rend compte � quel point le �cadre� spatial est plaisant. Je ressens un r�el plaisir � y �tre, hors du temps de la repr�sentation. C'est un fait que je n'avais encore jamais observ�. Les espaces de jeu hors repr�sentations sont g�n�ralement infr�quantables. Ici, la douceur des tons, la tendresse des mati�res et la gestion des espaces de vie (voiles, table, coussins, sols), la lumi�re du dehors qui coule maintenant dans le lieu, tout donne envie d'y s�journer, de prendre un livre et de rester l� tout le jour en silence.

Th��tre pour enfants. l'expression ne va d�cid�ment pas du tout. Th��tre enfant, ou th��tre habit� d'enfants. En voyant ce travail, je comprends mieux le deuxi�me acte de Genesi, l'avant-dernier spectacle de la Soci�tas, qui sera pr�sent� en juillet au festival d'Avignon. Cette partie s'intitule Auschwitz. Dans un monde en blanc, six enfants attendent que la science affol�e par l'ivresse de la puissance s'emparent de leurs organes. Elle prend explicitement appui sur l'univers de ce th��tre d'enfants. Ou alors c'est l'inverse : l'Epreuve d'un autre monde est la sortie d'Auschwitz, une forme de r�sistance � la destruction programm�e de l'homme par l'homme. Le camp est l'irruption d'une violence civilis�e civilisante, et que plus rien ne viendrait contraindre ou emp�cher. �Auschwitz� transpos� dans �l'autre monde�, c'est le mage qui n'accepte plus de se laisser faire par les enfants et qui les �ventre un par un devant leurs ma�tresses qui ne voient rien d'anormal.
Le 30 avril

Depuis deux jours que j'observe cette exp�rience de th��tre �par� les enfants, je me rend compte que la Societas Raffaello Sanzio a parfaitement compris l'intuition de Walter Benjamin : l'enfance et le th��tre se rejoignent pour dire que la pens�e n'est jamais fond�e sur une logique d'autorit�. Le th��tre donn� �par� les enfants �vite simultan�ment deux �cueils. D'un c�t� l'id�e que le spontan�isme enfantin serait la r�gle d'or, le mod�le exemplaire et r�v� du th��tre comme de l'existence humaine en g�n�ral. De l'autre, le fait que l'enseignement �des� adultes puisse faire du th��tre pour enfants le nouvel auxiliaire d'une pens�e qui �touffe et annexe les �nergies de l'enfance. Tout tient cette seule question : comment penser autrement avec les m�mes mots? Comment imaginer un autre monde, qu'on lui donne le nom de communisme ou celui du paradis, en ne disposant que des forces et des visions de ce monde-ci?�
***
Petite question subsidiaire : que deviennent ces enfants apr�s ce qu'ils ont v�cu dans l'autre monde? Qu'est-ce qui a bien pu se passer? Une alt�ration? Un �largissement des sens? Que pensent-ils? Comment en parlent-ils? Je me plaisais m�me � penser qu'il va peut-�tre se d�cider l'orientation d'une vie, ou de deux peut-�tre, au sortir de l'autre monde. j'aurais aim� les entendre apr�s l'action, �couter les vibrations du r�cit qu'ils en feront, chez eux, ou entre eux. Et que dira la ma�tresse, une fois retourn�e dans sa classe? Quels mots mettre sur cette parenth�se sans les mots de ma�tresse? Apr�s avoir fait et v�cu l'histoire � drame et d�nouement � les enfants sont s�rement les mieux plac�s pour en parler. Mais comment faire pour que l'�v�nement v�cu par eux int�gre dignement le champ trop clotur� des savoirs scolaires?

Comme toujours quand le th��tre se tient sur ses hauteurs d'exigence, cette exp�rience appelle fortement une m�moire. M�moire de ceux qui ont agi, m�moire de ceux qui ont vol� par le juda des mor�eaux d'une histoire qui n'est pas la leur. M�moire des acteurs qui ne jouent jamais qu'une seule fois la m�me pi�ce. Et ce n'est pas une formule rh�torique, dans ce contexte : le spectacle n'a lieu qu'avec les enfants de passage. Avec eux, il passe aussi. Il est leur histoire.
© 2001 - bruno tackels & [sprechgesang]
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