�L'art est une
arme� - Friedrich Wolf.����
Bon nombres d'observateurs v�rifient avec tristesse que le festival d'Avignon
se comporte de plus en plus comme une vitrine culturelle symbolique, qui r�pond
davantage aux attentes du tourisme international qu'aux exigences de la cr�ation
et de la formation des spectateurs. La v�racit� de cette analyse ne doit pas
nous emp�cher de remarquer les spectacles qui la contredisent. C'est arriv�
une fois l'�t� dernier, pour ceux qui ont eu la chance de vivre le Gulio
Cesare de Shakespeare mis en sc�ne par la Societas Raffaello Sanzio. La
force de cet �v�nement th��tral m�rite d'y revenir un peu - d'autant plus que
le spectacle revient en France pour le printemps, au Maillon deStrasbourg.
Que dit-il de si inventif, le Gulio Cesare des �Italiens�? Pourquoi secoue-t-il
� ce point ceux qui le regardent? C'est tr�s simple. Cesar est une victime,
un homme du pouvoir - ce qui n'a que peu � voir avec les hommes de
pouvoir. Un homme captur� dans l'incontr�lable machine du pouvoir. Quelle est
cette prodigieuse machine qui d�proprie tout homme, y compris les plus brillants,
de son pouvoir autonome? C'est l'organe de la langue, celui qui fabrique la
parole humaine ; c'est tout le savoir qui provient de ce pouvoir de parole -
qui est forc�ment une parole du pouvoir, asservisant ceux � qui elle s'adresse.
En s'emparant du Gulio Cesare de Shakespeare, Castelluci nous fait voir
que cette force politique de la parole, la rh�torique, est une v�ritable technologie,
qui s'abreuve au lait des inventions de pointe, comme les arm�es les plus performantes.
Avec cette r�ciproque, qui est tout aussi vraie : la technologie est une arme
de pouvoir. En prenant la place du �P�re�, Brutus engage une bataille qui commence
apr�s la mort de l'Empereur Cesar. Il ne lui survivra pas. Car aux tr�fonds
de lui-m�me, le fils qui prend le pouvoir est comme br�l� par ce qu'il touche
: le combat pour l'Empire est une bataille d'organes, ceux de la parole. Mais
cette bataille est morte n�e, elle tourne en pure boucle, sans plus de prise
sur ce qu'elle pr�tend ma�triser. Antoine, celui qui ne choisit pas (de prendre)
le pouvoir, Antoine, celui qui plaide pour l'un en faisant l'apologie de l'autre,
Antoine, le discoureur sans voix br�l� par le cancer, est la voix qui gagne.
Et l'issue est sans mot, c'est une sombre respiration qui s'�ternise de mourir.
Le spectacle de Castelluci est dur, dur comme le bois calcin�. Il livre sa vision
brute, et sans arrondi, sans explication. On va dire qu'il maltraite le grand
po�te, que Shakespeare est trahi dans la folie de ses acteurs. Oui, sans doute.
Shakespeare a s�rement lui-m�me inocul� le poison qui dissout, dans les mots
qu'il s�cr�te, ses trag�diens-tyrans de papier. Il nous dit tranquillement que
le fils qui tue le p�re ne peut vivre, parce qu'il tue ce qu'il aime, le pouvoir.
Il ne peut donc continuer � mettre en �uvre le projet qu'il ourdit, il ne peut
plus vouloir le pouvoir. Il n'a plus qu'� mourir, seul, prisonnier du bois calcin�
de ses espoirs.
Manifestement le Giulio Cesare de la Societas Raffaello Sanzio aurait
d� provoquer les plus �pres affrontements entre spectateurs diff�rents, tant
le propos vient d�ranger, fouiller loin dans les entrailles de nos agirs d�mocratiques
(disent-ils). La vraie pulsion qui s'apparente le plus � la d�mocratie en acte
est sans aucun doute l'opposition, la force de dire non, et de proposer autrement.
En toute nettet�. Ce n'est pas la pratique dominante, en ces jours d'affaires
et de compromis cohabitationnistes. C'est plut�t le temps de la ruse rh�torique,
celle dont Castellucci nous d�voile tous les rouages. C'est peut-�tre pour cette
raison que le spectacle n'appara�t pas de fa�on manifeste : il est broi� lui-m�me
dans la machine qu'il d�nonce.
Quoi qu'il en soit, la Societas Raffaello Sanzio est une grande troupe de th��tre,
sans jeune talent ni grosse pointure� Plut�t une r�v�lation - de celles
qui devraient surgir � chaque spectacle. Comme d�j� dans leur pr�c�dent travail
sur l'Orestie (Orestea). Il faut esp�rer que les spectateurs fran�ais
pourront d�couvrir le prochain, qui tournera autour du commencement, � partir
du texte de la Gen�se.
Castellucci fait partie de ces veilleurs de la sc�ne qui n'ont pas oubli� ou
reni� le caract�re monstrueux du th��tre. Ceux qui viennent dire ces mots et
qui se montrent (monstrare en latin) pour les dire quittent forc�ment
le r�gime de la normalit�. Ils se transforment � vue. Ce parti-pris d'un
grossissement monstrueux des figures th��trales est souvent mal v�cu, pris pour
une exhibition gratuite. Je crois pour ma part que les ma�tres de la sc�ne �vitent
justement la gratuit�, parce qu'avec les corps, ls posent des questions que
les mots seuls ne saurient faire surgir. Quand je repense � la figure de Cassandre
dans l'Orestea, je me dis que pour traduire la question de Castelluci,
il n'y avait que l'ob�sit� d'une femme enferm�e dans une cage de verre et s'�touffant
dans le liquide blanch�tre s�cr�t� par ses propres paroles. Seul un tel dispositif
monstrueux pouvait venir dire la parole mortelle de celle qui sait la catastrophe
� venir.
Loin de toute ma�trise acad�mique, les acteurs des spectacles de Castelluci
sont forc�ment soup�onn�s d'�tre instrumentalis�s pour ce qu'ils sont,
et non pour ce qu'ils font. C'est ne rien comprendre � ce qui fait un
plateau de th��tre, o� plus grande est l'�vidence, plus grande est la part du
travail souterrain.
Cette mise en sc�ne de Gulio Cesare s'inscrit
dans la lign�e des grands �v�nements th��traux, rest�s � jamais des chocs inoubliables
pour ceux qui ont vu (Vitez montant Claudel, Py montant la Servante en
vingt-quatre heures, etc�). Il n'en reste pas moins vrai que cette mani�re de
faire du th��tre risque de rester longtemps minoritaire - mais d�s son �mergence,
elle aura �t� per�ue pour ce qu'elle est, une force de d�routement qui repose
� neuf les questions les plus rep�rables.